LA BANQUE CENTRALE EUROPEENNE REAGIT-ELLE TROP TARD?
Pour atteindre ses objectifs d'inflation, la BCE doit peser sur les anticipations des agents économiques et donc indirectement sur leurs actions. Elle doit toutefois reconnaître les risques liés à son action tardive et les compenser.
La Banque centrale européenne (BCE) a finalement estimé que le risque de déflation était suffisant pour tenter une politique monétaire non conventionnelle via le rachat de dettes souveraines, le fameux assouplissement quantitatif ou quantitative easing (QE). Cette décision intervient plus de six ans après la démarche similaire que la Réserve Fédérale américaine avait initié à la fin 2008. Elle avait été suivie peu après par ses homologues, britannique en 2009 puis japonaise en 2010. Parmi les économistes qui attendaient depuis longtemps la mise en œuvre d'un QE européen, certains regrettent que la BCE agisse trop peu, trop tard. Mais comment déterminer si c'est réellement le cas ?
Ne pas pratiquer d'alchimie
Les conséquences des actions d'une Banque Centrale sont trop importantes pour ne pas agir avec circonspection. Mais si cette politique constitue réellement le remède miracle qui peut sauver la zone euro de la stagnation et de la déflation, pourquoi n'a-t-elle pas été entreprise plus tôt ? Pour répondre à cette question, il faut donc revenir sur la notion même de science économique, afin de s'assurer de ne pas pratiquer d'alchimie.
La spécificité des sciences sociales (dont économiques) tient en ce qu'elles s'intéressent à des êtres humains dont le comportement dépend de la perception qu'ils ont de leur environnement. La difficulté d'analyse est accrue car nos actions ne sont pas conditionnées uniquement par notre vision passée et présente de l'état du monde, mais également voire principalement par la manière dont nous percevons notre avenir.
Par exemple, une entreprise qui signe un contrat pour fournir des services ou livrer des produits pendant plusieurs mois doit ainsi fixer à l'avance ses prix de vente pour maintenir sa rentabilité pendant la durée du contrat. Le fournisseur qui anticipe une inflation forte de ses coûts futurs a donc intérêt à augmenter ses prix dès à présent, contribuant ainsi à la hausse de l'inflation qu'il craint. La situation est similaire si une réduction des prix est anticipée. S'y ajoute alors le risque supplémentaire que le client préfère attendre que les prix baissent, ce qui réduit l'activité économique et peut mener les fournisseurs au défaut de paiement. Ceci rend la déflation encore plus dangereuse que l'inflation.
Maintenir la stabilité des prix
Le mécanisme est le même sur les marchés financiers : les investisseurs qui prêtent à un État dont ils craignent la faillite demandent une rémunération supérieure pour compenser le risque encouru. Le coût pour l'État s'accroît alors, ce qui grève ses finances et peut générer cette faillite.
La Banque centrale dont le mandat est de maintenir la stabilité des prix s'efforce donc non pas de fixer administrativement les prix à chaque instant mais de contrôler les « anticipations » d'inflation des agents économiques et donc les prix de marché d'une manière indirecte.
Comment étudier les lois économiques et prendre les bonnes décisions dans un monde où la vision même que nous en avons les modifie ? Pour résoudre ce casse-tête, des économistes ont développé à la suite de John Muth en 1961 le principe desanticipations rationnelles : il s'agit pour le théoricien de postuler que les agents économiques utilisent le même modèle que celui qu'il propose pour analyser leur comportement. Ceci permet de résoudre le problème de va-et-vient entre les agents et leur environnement. A la suite de Muth, les économistes ont pu poser des modèles mathématiques pour étudier l'interaction entre les prévisions des agents et les lois de l'économie. Cette réduction de la complexité de l'analyse a permis de progresser dans la direction d'une science économique et de nombreux prix Nobel d'économie ont récompensé ces progrès.
Réconcilier l'analyse théorique avec l'analyse empirique
Malheureusement, le principe des anticipations rationnelles ne semble pas se vérifier en pratique : de nombreux économistes ont dû s'en détacher pour réconcilier l'analyse théorique avec l'analyse empirique. Il est en effet très peu probable que les agents forment exactement leurs prévisions à l'aide des nombreux modèles proposés par les économistes, ce qui fait douter des conclusions qu'on puisse en tirer.
Thomas Sargent qui a reçu le prix Nobel 2011 pour sa formalisation mathématique du principe des anticipations rationnelles a été l'un des premiers à étudier la possibilité que l'homo‐œconomicus n'ait qu'une rationalité limitée qui rende le modèle de l'économiste imprécis, par exemple dans le cadre d'un modèle où les agents ne réussissent pas à évaluer les conséquences de leurs propres actions sur les lois de l'économie. Ainsi peuvent-ils par exemple percevoir certains phénomènes mais apprendre de leur environnement comment les prendre en compte dans leurs actions et agir sans tâcher d'anticiper l'impact de cet apprentissage sur ces mêmes phénomènes. Il a été montré mathématiquement que de tels agents peuvent alors devenir progressivement rationnels : les lois économiques et la perception que les agents en ont convergent.
L'approche comportementale
D'autres possibilités ont été étudiées qui rompent radicalement avec le concept de rationalité et ses conséquences, dont la notion d'efficience des marchés montrée par Eugene Fama (prix Nobel 2013). L'approche dite comportementale considère les agents économiques mus par des mouvements psychologiques qui peuvent les entraîner loin de leur toute raison ou fondement. Dans leur ouvrage de 2009 « Les esprits animaux : Comment les forces psychologiques mènent la finance et l'économie », George Akerlof et Robert Shiller (Nobel 2001 et 2013) montrent comment des facteurs humains et apparemment « irrationnels » permettent d'expliquer les crises et fluctuations économiques.
Si concevoir une science économique est ardu, la tâche de la BCE n'en est que plus difficile encore car elle ne traite pas uniquement de débat académiques mais doit agir pour le bien de la société.
De plus, elle ne dispose pas de techniques pouvant invalider à coup sûr les théories fausses : l'économie et la finance ne se prêtent en effet pas facilement à la démarche expérimentale car des expériences malheureuses pourraient avoir des conséquences dramatiques. Aussi les Banques centrales doivent parfois s'en remettre soit à une forme de pari quand la situation est intenable, comme aux États-Unis et au Royaume-Uni en 2008. En l'occurrence, la BCE n'ayant pas tenté de QE jusqu'à présent, elle peut profiter de l'expérience de ses pairs et pratiquer une politique qui apparaît aujourd'hui moins aventureuse. Toutefois, cette expérience acquise a des contreparties.
Inertie de l'économie
Une des conséquences importantes du principe de rationalité des anticipations porte sur l'inertie de l'économie ou sa réactivité. C'est d'ailleurs un des points principaux sur lesquels cette théorie est mise en défaut par les analyses empiriques et c'est un thème au cœur des recherches que je mène personnellement.
Ainsi, si les agents économiques sont rationnels, ils perçoivent bien les conséquences des actions de la Banque Centrale et intègrent à chaque instant toute l'information utile à leurs actions. La prise en compte de l'information et de l'environnement est alors instantanée et l'économie répond relativement rapidement aux stimuli de la politique monétaire.
En revanche, si les agents présentent une rationalité limitée, voire des comportements « animaux », ils se fondent principalement sur la situation présente pour former leurs prévisions et ne réagissent que très lentement aux incitations de Banque Centrale. J'ai montré dans mes travaux que cette inertie peut dominer les comportements et réduire la réactivité économique.
Convaincre
Quelles en sont les conséquences pour l'action de la BCE ? Fort heureusement celle-ci a agi avant que le cercle vicieux de la déflation ne s'enclenche. Toutefois, dans une économie constituée d'agents imparfaitement rationnels, il faut un engagement rapide et fort qui compense l'inertie naturelle des anticipations : cela n'a pas été le cas puisque la politique de QE est expérimentée dans la zone euro six ans après le début de la crise. Les agents n'anticipent plus de sortie de crise rapide et savent que la BCE est contrainte dans sa politique. Aussi l'impact du QE sur les anticipations d'inflation risque-il d'être affaibli.
La BCE possède toutefois des moyens de renforcer l'impact de ses actions et d'accélérer leurs effets. Parmi ceux-ci, l'expérience de la politique de désinflation menée par Paul Volker aux États-Unis dans les années 1980 montre une approche possible quand le problème est traité tardivement (à l'époque l'inflation semblait hors de contrôle depuis une décennie) : il faut que les autorités s'engagent de manière crédible à maintenir leur politique sur le long terme, voire même quand elle aura si bien fonctionné qu'elle ne sera plus absolument nécessaire. Une telle pratique, nomméeForward Guidance quand il s'agit d'engagement sur les taux d'intérêt à venir, est aussi possible sur le QE.
Pour atteindre ses objectifs d'inflation, la BCE doit peser sur les anticipations des agents économiques et donc indirectement sur leurs actions. Elle doit toutefois reconnaître les risques liés à son action tardive et les compenser.